Après 55km de course, Gilles souffre. Il lui reste 115km à parcourir pour arriver au bout de l’Ultra-Trail du Mont Blanc (UTMB), la course qui l’a fait rêver et qui lui a demandé 5 ans de préparation. Derrière lui, il y a toute une équipe, des sponsors, des caméramans, des followers et bien sûr sa famille. Cette course mythique demande beaucoup d’efforts et de sacrifices pour en venir à bout. Pourtant, une veille blessure au talon d’Achille se réveille, une douleur qui ne passe pas. Alors, conscient qu’il ne pourra pas terminer dans cet état, Gilles décide d’abandonner la course.
L’abandon pour un sportif est une décision difficile à prendre, presque un tabou. Dans l’esprit de certains, seuls les faibles abandonnent, d’autres ont peur d’être ridicules et nombreux sont prêt à aller jusqu’au bout d’une épreuve, quitte à mettre leur santé en danger.
Qu’est-ce que l’abandon sportif?
C’est le fait de renoncer à poursuivre une épreuve ou une compétition. Dans ce milieu, où l’effort est la base de la réussite, le renoncement est devenu synonyme d’échec. Abandonner c’est en partie reconnaître sa défaite et par association, sa faiblesse.
Pourtant, ce n’est qu’une manière de voir les choses. Car en réalité, tout dépend du contexte, des enjeux, de la connaissance de son corps et de ses possibilités.
Pour mieux comprendre, il faut bien faire la différence entre deux types d’abandon : – l’abandon face à l’effort, parce que ça devient trop compliqué et – l’abandon stratégique, parce que les conséquences dépassent les enjeux de l’épreuve.
C’est la confusion entre les deux types qui incite certains athlètes à aller trop loin. Aveuglés par l’objectif immédiat, ils ne se rendent plus compte des conséquences à long terme. Et en poussant le corps au-delà de ce qu’il peut gérer, le risque de détruire de façon plus ou moins réversible leur outil principal de performance est très présent. Un comble quand on sait que c’est justement en recherchant la performance à tous prix, que les sportifs s’empêchent finalement de performer.
Gilles aurait-il dû continuer à courir sur 115 kilomètres avec une blessure pour prouver sa détermination ? Dans ce cas précis, je ne pense pas. C’est même un excellent exemple d’abandon stratégique. Les conséquences possibles, c’est-à-dire une aggravation de sa blessure au point de ne plus pouvoir se déplacer ou s’entraîner pendant une longue période, dépassaient l’enjeu. Aux vues des circonstances, continuer n’aurait fait qu’aggraver une fragilité physique, au risque de s’interdire de continuer sa passion.
Alors a-t-il fait preuve de faiblesse? A l’inverse, cela demande beaucoup de courage pour décider d’abandonner un si gros projet. Savoir dire stop quand il est encore temps, demande de la connaissance de soi et de la maîtrise ainsi qu’une vraie capacité à faire face à la pression implicite liée à l’épreuve et à l’entourage. Face à son propre ego, celui qui pousse au bout de ses limites, il est parfois nécessaire de se dépasser d’une autre façon et d’accepter qu’il faut parfois reculer… pour mieux sauter. Accepter de perdre une bataille pour pouvoir avoir une chance de gagner la guerre (et non, ce n’est pas John Rambo qui dit ça).
Quel rôle pour la préparation mentale lors d’un abandon ?
Même lorsque le doute d’avoir fait preuve de faiblesse est écarté, la tristesse et la douleur peuvent persister. La déception est présente et légitime. Cependant, il est important de se poser les bonnes questions pour ne pas sombrer et rebondir aussi vite que possible. L’accompagnement d’un préparateur mental contribue à aborder ses questionnements de façon constructive.
* La première étape c’est de bien comprendre ce qui s’est passé:
– Quelle raison réelle m’a poussé à abandonner ?
Dans un premier temps, bien identifier la cause de l’abandon, celle qui a était déterminante (exemple : « blessure=arrêt »). L’important c’est de ne pas créer une surenchère d’explications pour justifier l’arrêt et se rassurer. Cela risquerait de décaler le centre d’attention sur des éléments non pertinents et créer ainsi des associations potentiellement nocives du type « fatigue=arrêt ».
– Que ce serait-il passé si j’avais continué ?
Imaginer l’ensemble des conséquences potentielles permet de prendre conscience de l’impact de ses choix. Quelles blessures supplémentaires aurais-je pu avoir ? Combien de temps de repos et de rééducation auraient été nécessaires ? Quel impact cela aurait-il pu avoir sur mon entourage et sur ma carrière ? Est-ce que j’avais d’autres options ? …
– Qu’est-ce que je gagne à avoir abandonné?
Cette question peut paraître singulière, mais elle permet de mettre à jour certains aspects que le sportif a besoin d’exprimer ou écouter davantage. Les réponses peuvent être variées et très révélatrices. Par exemple, si la réponse est : « Au moins, je peux passer plus de temps à voir mes amis et danser en boite », cela souligne l’importance que le sportif accorde à son entourage et à l’amusement, il peut donc décider de leur laisser plus de place dans la suite de sa préparation. Le besoin ainsi écouté, n’aura pas besoin de passer par des chemins détournés pour se faire entendre. C’est une précaution qui peut éviter des raccourcis inconscients et nocifs du type : « pour voir mes amis et aller en boite, je me blesse comme ça je peux m’amuser et pas m’entraîner ». C’est bien sûr un exemple exagéré, mais les réponses en séance peuvent être très plus originales, à tel point que cela fera probablement l’objet d’un prochain article (je mets un peu de suspense, comme ça).
– Que s’est-il passé pour que j’en arrive à abandonner?
Reprendre le fil des événements pour comprendre le cheminement qui a créé la raison de l’abandon est indispensable pour pouvoir continuer plus tard. Le flou effraie car on ne peut maîtriser ce qui nous échappe. Aussi le cerveau a besoin d’explications précises pour être certains de ne pas recommencer les mêmes enchaînements d’actions. Par exemple, dans le cas d’une blessure : Est-ce dû à la fatigue ? Au surentraînement ? À un manque d’apport ? À une raison mentale ? À un élément extérieur ? Les réponses rassurent et permettent de conserver la sensation de contrôle.
* La deuxième étape consiste à se tourner vers ce qui ressort de positif dans cette expérience:
– Quelles leçons puis-je en tirer ? En quoi suis-je plus fort aujourd’hui ?
Après avoir analysé les causes potentielles dans la première étape, cette question permet de se tourner vers l’avenir. Qu’est que je sais aujourd’hui grâce à cet événement que je ne savais pas avant ? Comment corriger les erreurs s’il y en a eu ? Comment améliorer certains aspects s’ils n’étaient pas suffisants ? Toutes les réponses obtenues sont autant de connaissances et d’expériences supplémentaires qui rendent le sportif plus fort pour la suite.
– Qu’est-ce que cette expérience m’a apporté ?
Ce questionnement permet de cibler l’attention sur ce que le sportif a gagné de façon inamovible : un moment passé avec une équipe en or, un début de compétition ou de course riche en émotion, des preuves d’amour ou d’amitié, des rencontres prometteuses…. En plus de faire du bien au moral, ce retour au positif rappelle aussi que le sportif ne repart pas de zéro.
– Qu’est-ce que cet événement montre de moi ? De mon entourage ?
Les situations extrêmes poussent les personnes dans leurs retranchements et révèlent d’eux certains traits de personnalité. Dans le cas de Gilles, l’abandon lui a prouvé que même dans les moments les plus intenses, il reste en accord avec une valeur qui lui est chère : celle d’un sport santé et bien-être. Il s’est prouvé à lui-même et aux autres qu’il était possible d’être raisonnable, même dans la performance de haut niveau.
Alors qu’il regarde la liste des coureurs qui ont terminé cette course mythique, Gilles ne peut s’empêcher de ressentir un brin de déception : il aimerait tellement en faire partie. Il se dit qu’eux sont allés au bout de leur rêve. Il regarde ensuite son équipe, au grand complet près de lui, et il s’inquiète d’avoir pu briser leur rêve à eux aussi. Mais, en prenant le temps d’y réfléchir et d’en parler, il réalise une chose importante : pour briser ce rêve, il a d’abord fallu le construire. Il a rassemblé cette équipe bénévole derrière un projet commun, un objectif qui ne les concernait pas au début et qui est devenu le leur, grâce à lui. Il n’a rien brisé : c’est lui qui a créé ce rêve commun. Il a su le faire et il le refera. Cette idée lui remet le sourire aux lèvres et lui permet de repartir serein de Chamonix : il reviendra, l’an prochain ou une autre année, et le rêve et les amis seront toujours là.
lu avec beaucoup d’attention – comme toujours un très bon article –